Beaucoup de gens se méprennent sur la manière dont nous préparons le retour à l’état sauvage des dauphins maintenus en captivité. Ils croient que nous dressons les dauphins dans ce but : qu’après leur avoir appris à sauter à travers des cerceaux, nous leur apprenons à présent à survivre dans la nature.
Et de quelle manière serions-nous censés le faire ?
On croit que nous le faisons de façon scientifique.
C’est une erreur de penser cela.
C’est pourtant ce que croient même un certain nombre de ceux qui travaillent à réadapter et à relâcher les dauphins. Mais comment le pourrions-nous ? Comment pourrions-nous apprendre aux dauphins ce qu’ils ont besoin de connaître pour survivre dans la nature, alors que la principale chose qu’ils doivent apprendre, c’est de n’écouter ni moi ni personne d’autre ?
Ce que je fais en réalité est si simple que cela échappe à la plupart des gens. Cela n’a rien de mystérieux. Dans le cadre de mon Protocole pour la Réhabilitation et la Remise en liberté des Dauphins captifs, j’observe trois règles fondamentales :
- Considère que tu ne sais rien
- Reste constamment attentif
- Fie-toi à l’évidence
Cela signifie que pour les dauphins, les problèmes ont commencé avec ce que nous leur avons appris, et que leur apprendre encore quelque chose est bien la dernière chose que nous voulons faire.
Ce qu’il faut, c’est leur désapprendre. C’est-à-dire qu’il faut qu’ils puissent oublier ce que nous leur avons déjà appris. Lorsque je prépare des dauphins à revenir à l’état sauvage, je ne leur apprends rien, surtout pas comment vivre à l’état sauvage. Je ne crois pas qu’il soit possible de le leur apprendre. Ce que nous pouvons faire, cependant, c’est essayer de les comprendre, dans leur situation, dans ce monde bousillé dans lequel nous les mettons. Puis laisser faire la nature. Ce que nous faisons là, ce n’est pas de la science, c’est un art de guérisseur.
Oui, je prends des notes. Je l’ai toujours fait. Mais pas pour des raisons scientifiques. Les notes qui ont été prises pour un dauphin ne sont pas valables pour un autre dauphin, car chacun des dauphins détenus en captivité a sa propre personnalité et son propre vécu, et, par suite, ses propres besoins. Je garde la trace de tout ce qui se produit, afin de justifier les dépenses, et parce qu’ainsi, au cas où je serais tout à coup obligé de me faire remplacer par mes collaborateurs, ils seraient capables de faire face.
J’appelle cela du « dé-dressage ». De nos jours, certains dresseurs n’aiment pas ce terme à cause de sa connotation négative. Les dresseurs sont des gens très positifs. Ils sont obligés d’être très positifs, car ils ont besoin de garder le contrôle des événements. S’ils le perdent, ils ont tout perdu. Quand j’explique en quoi consiste mon « dé-dressage », ce qu’ils comprennent, c’est que je ne fais rien du tout. Certains d’entre eux m’ont accusé de me contenter de passer quelques mois en compagnie des dauphins puis de les relâcher. C’est un peu plus que cela, bien sûr, mais pas beaucoup plus, aussi je plaide coupable.
Quand je prépare les dauphins à retourner à l’état sauvage, ce que je fais consiste simplement à éviter de prolonger leur dressage. En d’autres termes, j’ignore ce dressage qu’ils ont subi. Et ça aussi, c’est un art, car en observant les dauphins de très près, jour après jour, je peux voir tomber un par un chaque acquis de leur dressage. Et un beau jour, quand tout est parti – quand c’est « éteint », comme diraient les béhavioristes – ils sont prêts.
Une fois que tout le reste est prêt, que nous avons procédé au dernier bilan de santé des dauphins et avons vérifié qu’ils n’ont aucune maladie qu’ils pourraient transmettre à la population sauvage, une fois que l’étude de la population des dauphins des environs est terminée, que nous avons bien vérifié et re-vérifié la qualité de l’eau et tout le reste, alors seulement, ils sont prêts à être relâchés et suivis.
Oui, je vis avec les dauphins. Mais quand je vis avec eux, c’est pour de bon. A chaque saut, je suis là. A chaque fois que le dauphin attrape un poisson vivant, autour du bassin, je suis là aussi. A chaque fois qu’il plonge, à chaque fois qu’il refait surface, à chaque inspiration, je suis avec lui – et pourtant, je reste inconnu de lui. Pour lui, je suis semblable à un de ces palétuvier noueux qui poussent aux abords du sanctuaire, à un morceau de bois sur la rive, ou à un héron qui observerait l’eau en se maintenant sur une patte.
Jusqu’à l’extrême fin du processus de réadaptation, je reste le plus possible hors de leur vue. Je ne parle pas aux dauphins. Quand je leur donne à manger, je porte des lunettes noires pour éviter toute possibilité de contact oculaire. J’accomplis ma tâche furtive, puis je me retire à pas feutrés sous ma tente : de là, je les observe ou je les écoute respirer, je les suis en pensée et je calcule le moment où le cordon ombilical pourra être définitivement coupé, le moment où ils ne penseront plus à moi ni à aucun être humain, mais seulement à la poursuite de leur existence de dauphins.
Richard O’Barry, spécialiste des mammifères marins, One Voice