20 janvier 2004 :
Nous arrivons à Taiji, un village de pêcheurs, situé au sud du Japon, à la pointe de la péninsule qui s’étend dans l’océan Pacifique. C’est là que voici 400 ans a commencé la chasse aux dauphins dans ce pays.
Là des milliers de dauphins et d’autres petits cétacés sont tués. La plupart sont abattus pour entrer dans l’alimentation humaine, bien que des études récentes aient démontré que la viande de dauphin est contaminée par des toxiques, tels que le mercure. D’autres finissent en nourriture pour chiens ou sont transformés en engrais. D’autres encore sont vendus vivants à des delphinariums au Japon, à Hong-Kong, à Taiwan ou ailleurs. La majorité des 500 dauphins captifs du Japon proviennent des campagnes de chasse.
Le nombre total de cétacés tués chaque année au Japon est estimé à 22 000. Au cours des vingt années passées, plus de 400 000 mammifères marins ont été tués par les chasseurs japonais.
Pour traquer les dauphins, les chasseurs se rendent sur leurs lieux de migrations. Lorsqu’ils repèrent un bande de dauphins, ils les suivent, leurs bateaux les uns derrière les autres. Puis ils plongent l’extrémité de perches d’acier dans l’eau, de chaque côté de leurs embarcations et frappent dessus avec un marteau. Ces perches servent en quelque sorte de caisses de résonance sous-marines. Elles amplifient le son fait par les coups répétés. Cela finit par créer un mur de bruit, qui provoque la panique chez les dauphins. Pour tenter d’échapper à ces sonorités qui les effraient, ils rebroussent chemin. Les chasseurs n’ont plus qu’à les diriger vers un lagon, comme un troupeau de moutons. Là, une fois la bande de dauphins passée, ils condamnent l’entrée de la baie avec des filets. Piégés dans des eaux peu profondes, les animaux ne peuvent éviter les crochets et les couteaux de leurs assaillants, qui les saignent à mort.
A Taiji, la campagne de chasse a lieu d’octobre à mars. Cette année les chasseurs ont eu le droit de tuer près de 2400 cétacés : 300 globicéphales tropicaux, 300 dauphins de Risso (Grampus griseus), 40 pseudorques, 890 grands dauphins, 450 dauphins bleus et blancs (Stenella coeruleoalba), et 400 dauphins tachetés (Stenella attenuata).
21 Janvier 2004 :
Nous avons commencé à patrouiller sur le port dès 6h du matin. 26 chasseurs se réchauffent autour de braseros. Ils travaillent sur une flotte de 13 embarcations. Mais ils ne sortent pas aujourd’hui, bien que le temps soit idéal pour la chasse.
22 Janvier 2004 :
Bien que les conditions climatiques soient bonnes, les chasseurs ne sortent pas plus qu’hier. Nous avons parcouru le lagon qui sert à piéger les dauphins. De grandes bâches bleues sont empilées sur la plage, ce qui nous fait penser que les chasseurs n’ont pas renoncé à leur projet : ces bâches vont servir à recouvrir les eaux du lagon quand les dauphins seront tués pour que nous ne puissions pas filmer la scène.
Nous avons contacté notre informateur à Taiji. Il nous a expliqué que les chasseurs nous ont repérés, c’est pourquoi ils ne sont pas sortis. « Ils ne savent pas ce que vous êtes exactement venus faire et cela les rend nerveux ».
Nous décidons d’informer les autorités locales que nous n’avons pas l’intention d’entreprendre des actions illégales, mais que nous voulons simplement rendre compte de la situation de la chasse au Japon. Nous nous rendons au poste de police de Taiji afin de leur préciser la mission de One Voice.
23 Janvier 2004 :
Les chasseurs ont quitté le port à 6h30 du matin et sont revenus à 10h, les mains vides. Nous sommes invités à une réunion à l’hôtel de ville, à 14h. Parmi les participants se trouvent M. Surimori, représentant de pêcheurs, un des chasseurs, un garde-côte, un officier de police, plusieurs membres de la municipalité et un traducteur.
L’officier de police nous indique que les pêcheurs sont mécontents de notre présence. M. Surimori précise que les chasseurs ne veulent pas que les images de l’abattage des dauphins soient vues dans le reste du monde.
Faisant état d’un rapport publié par l’agence de recherches environnementales (Environmental Investigation Agency – EIA), nous leur disons que de la viande de dauphin, contenant de fortes concentrations de mercure a été découverte lors de quatre enquêtes menées par l’EIA dans les supermarchés de mars 2001 à février 2003. Mais M. Surimori refuse d’évoquer le sujet avec nous. Le chasseur nous affirme : « La viande de dauphin est parfaitement saine. »
Nous leur faisons alors cette proposition : seriez-vous prêts à abandonner la chasse, si des associations de protection animale vous proposaient de racheter vos quotas ? En d’autres termes, si vous touchez la même somme, acceptez-vous de ne plus tuer les dauphins ?
« Cela ne marchera pas, nous répond M.Surimori, nous ne tuons pas les dauphins seulement pour leur viande, nous les traquons car ils mangent trop de poissons ». L’interprète renchérit : « Vous devriez vous rendre compte que les chasseurs voient leur activité comme une forme d’extermination des nuisibles. »
Nous leur faisons remarquer que la chute du nombre de poissons est due à la surpêche et à la pollution. Mais ils refusent d’entendre cet argument.
Nous leurs indiquons aussi que les massacres des dauphins révulsent l’ensemble des associations de protection animale et qu’ils commettent le carnage le plus important au monde. M. Surimori ironise : « Vous autres, occidentaux, trouvez les dauphins mignons. Nous, non. Nous les voyons comme de la viande qui nage. »
Nos arguments contre le fait de soumettre ces animaux à une mort si brutale ne rencontrent pas meilleur écho. Les pêcheurs ne semblent pas comprendre ce que sont les dauphins : des mammifères marins intelligents et hautement évolués, qui développent des comportements complexes, comme la possibilité de pouvoir communiquer ou de s’entraider. Il est vrai que l’idéogramme japonais pour dauphin peut se traduire par « poisson monstre » ou « poisson géant ».
A la fin de la réunion, une carte de Taiji nous est remise. Certains points avaient été surlignés en rouge. Il nous est intimé l’ordre de ne pas s’approcher de ces zones lorsqu’une chasse s’y tient. Cela afin de nous empêcher de filmer et de photographier.
One Voice est la première ONG occidentale qui ait rencontré les autorités et les chasseurs. Ils nous en remercient.
24 Janvier 2004 :
Les 26 chasseurs partent à 6h45. Ils sont de retour quatre heures plus tard. Ils ont trouvé des dauphins.
Lorsque leurs embarcations se rapprochent, nous pouvons entendre le son des marteaux sur les perches d’acier qui mènent les dauphins vers Taiji.
Lorsque le dernier dauphin entre dans le lagon, deux filets d’environ 15 mètres sont déployés au sortir de la baie. Il semble que ce soient des pseudorques (Pseudorca crassidens) qui aient été piégés. Ils sont une dizaine, dont deux jeunes. Les dauphins sont fatigués. Ils ont peur. Mais leur mise à mort n’est pas pour tout de suite. Ils ne seront abattus que le lendemain matin. Pourquoi ? Parce que le stress enduré par les cétacés est tel que leur viande aurait mauvais goût s’ils étaient tués immédiatement.
25 Janvier 2004 :
Lorsque nous arrivons, certains chasseurs sont déjà là. Nous avons tenté de leur expliquer qu’il y avait de tout jeunes dauphins dans le lot. Les pêcheurs nous ont ri au nez. Ils avaient interdit la zone au public en plaçant de panneaux « attention, danger ».
A 6h20, trois embarcations ont poussé les dauphins vers une plage de rochers, afin de les tuer. Cette plage est située dans une vallée encaissée, hors de notre vue. Les chasseurs ont aussi déployé leurs bâches bleues en travers du lagon pour être bien certains que nous ne pourrions pas les filmer.
Nous nous rendons alors dans l’atelier de découpe, dans le port. A 7h, un bateau apporte les cadavres. Les pêcheurs ont enveloppé les corps avant de les déposer sur la jetée. L’atelier est équipé de stores qui sont descendus quand les dauphins sont débités. Mais ces stores ne vont pas jusqu’au sol. Nous pouvons voir les dauphins découpés au couteau et les morceaux épars sur le sol de béton.
Quelques hommes se chargent de nous empêcher de prendre des images. Ils ont placé des panneaux où l’on peut lire « pas de photos » devant les objectifs de nos appareils. Ils nous suivent partout où nous allons.
26 Janvier 2004 :
Les bateaux quittent le port à 6h20. D’habitude, ils ne reviennent pas avant 11h. En arrivant au port à 9h45, nous avons la surprise de constater qu’ils sont déjà rentrés.
Lorsque nous arrivons à l’atelier de découpe, les stores sont baissés. Nous savons pourquoi.
Au sol gisent une douzaine de grands dauphins (Tursiops truncatus). Nous pouvons voir les marques des harpons sur leurs corps. Certains semblent avoir été égorgés.
27 Janvier 2004 :
Les 13 bateaux partent à 6h25. A 10h25, ils sont alignés à l’horizon. Ils sont en chasse. A 11h20, les panneaux « attention danger » refleurissent autour du lagon. A 11h37, la flotille approche de Taiji.
Il y a deux bandes de dauphins. En face d’eux à moins de 800m se trouvent les chasseurs avec leurs bruyantes perches. Les dauphins se sentent menacés. Leur instinct de survie leur dicte d’échapper à cette cacophonie. Mais cela les conduit à se rapprocher dangereusement du rivage.
A 11h45, une des bandes de dauphins parvient à s’échapper. Nous voyons les cétacés plonger pour retourner vers la pleine mer.
L’autre n’a pas cette chance. Elle est dirigée vers Taiji. Lorsqu’elle se rapproche nous pouvons voir qu’elle est composée d’une centaine d’individus, des grands dauphins (Tursiops truncatus). Dans un dernier effort pour échapper à leurs poursuivants, les dauphins tentent de rejoindre le port, mais une des embarcations les devance et au son des marteaux sur les perches d’acier les contraint à reprendre la direction du lagon, où ils seront tous pris au piège.
Une bande de cette taille contient des dauphins de tous âges : des adultes, des jeunes, des femelles gestantes et quelques petits. Ils sont frappés de panique. Ils respirent extrêmement vite et fort. Ils se mettent à nager en cercle, cherchant désespérément comment s’enfuir du lagon. Leurs mouvements sont si brusques qu’ils soulèvent les flots, donnant le sentiment d’être dans une machine à laver géante.
28 Janvier 2004 :
Lorsque nous arrivons dans le lagon, à 5h45, il y a déjà une vingtaine de camions. L’un deux porte le logo « World Dolphin Resort ». Il s’agit d’une entreprise de divertissement, qui propose des spectacles mettant en scène des cétacés, mais aussi un programme de nage avec les dauphins. Cette société travaille avec une compagnie nommée « Dolphin Base », domiciliée à Taiji. Il s’agit d’un courtier qui propose des dauphins, capturés lors des chasses, à des delphinariums au Japon et à l’étranger.
Une douzaine de personnes sont réunies sur la page, portant des combinaisons de plongée. Il s’agit de plongeurs qui travaillent pour l’industrie des spectacles de dauphins. Ce qui nous laisse penser que certains de ces dauphins finiront effectivement dans des delphinariums.
29 Janvier 2004 :
Les bateaux quittent le port tôt ce matin et à 13h25, ils ramènent un groupe de plus de 120 grands dauphins dans le lagon.
La scène qui s’ensuit est marquée par les mêmes chaos et confusion que voici deux jours.
Huit cages maritimes ont été aménagées dans le port de Taiji. Certaines contiennent des pseudorques. Des membres de l’union des pêcheurs nous expliquent qu’ils ont été capturés lors d’une précédente chasse et qu’ils vont être vendus à des delphinariums.
Cinq autres enclos ont été construits. Nous n’avons pas pu les approcher, mais nous pensons qu’ils peuvent contenir des grands dauphins, choisis la veille par les plongeurs de l’industrie de la captivité.
30 Janvier 2004 :
Lorsque nous arrivons dans le lagon, à 6h, au moins une cinquantaine de plongeurs de divers delphinariums sont réunis sur la plage autour d’un feu. Les chasseurs sont également présents, mais ils ne viennent pas à notre rencontre.
Pendant ce temps, les dauphins se regroupent à l’extrémité la plus lointaine du lagon. Sans doute ont-ils peur.
A 6h30, les chasseurs commencent à les conduire vers la plage. Pour y parvenir, ils disposent des filets qui poussent les cétacés vers le rivage. La panique des dauphins croit au fur et à mesure que leur espace se restreint. Les plongeurs se dirigent dans l’eau avec des cordes. Ils s’en servent pour attacher la queue des dauphins et les tirer sur la plage. L’opération se fait au son des cris de détresse des dauphins. Des hurlements qui ne cessent de s’amplifier lorsque les plongeurs les ramènent vers le rivage. Des femelles et leurs petits sont séparés.
Les dresseurs, qui pour certains portent le logo de « Dolphin Base » sur leurs combinaisons, alignent les animaux dans des eaux peu profondes, à deux pas de la plage de galets. Les dauphins n’avaient jamais connu les effets de la gravité jusqu’alors. Ainsi retenus au sol, tout le poids de leur corps fait pression sur leurs organes internes (poumons, foie et cœur). Ceci provoque un stress intense, tout particulièrement pour les femelles gestantes.
Des tentes, faites avec les bâches bleues ont été montées sur la plage afin de nous empêcher de filmer les dauphins échoués. Mais lorsqu’elles sont emportées par le vent, nous voyons que de très nombreux dauphins sont littéralement empilés les uns sur les autres, se débattant violemment.
Les dresseurs commencent à choisir les dauphins qui répondent à leurs critères. Ils recherchent visiblement de jeunes femelles sans défauts. Les dauphins qui ont été blessés sont systématiquement écartés. Les animaux sélectionnés sont placés sur des brancards, suspendus à un côté du bateau et conduits dans les enclos maritimes du port de Taiji.
Dans la nature, les grands dauphins demeurent au moins cinq ans avec leurs petits. Durant cette période, ils sont inséparables, nourrissant des relations intenses caractérisées par une profonde affection. Il est facile d’imaginer le traumatisme subi par une femelle à laquelle on arrache ainsi son petit.
La sélection des dauphins dure des heures. Les animaux qui n’ont pas encore été sortis de l’eau sont plongés dans une panique totale. Certains se cognent aux filets dans une ultime tentative d’évasion. D’autres s’étranglent sous l’eau dans ces mêmes filets. Incapables de revenir respirer à la surface, ils meurent noyés après une lente asphyxie.
Tout autour des dresseurs, les dauphins blessés suffoquent, mais ces hommes ne manifestent que de l’indifférence. Une attitude profondément choquante mais peu surprenante…
A quelques mètres d’eux, un dauphin adulte se bat, impuissant, contre les filets qui le retiennent, pendant plus de 20 minutes. Les dresseurs ne font rien pour l’aider.
Un tout jeune dauphin, âgé de moins d’un an, est livré à lui-même dans un coin du lagon. Il a été séparé de sa mère et semble perdu dans ce chaos. Il sera parmi les derniers à être ramené sur la plage. Mais il est trop jeune selon les critères des delphinariums. Il ne fera pas partie de la sélection.
Au bout de plus de trois heures, les dresseurs ont fini leur travail. Les animaux qui étaient trop vieux, trop jeunes, trop gros, trop blessés ou présentant trop de défauts sont remis à l’eau avant d’être tués.
Nous ne pouvons savoir combien parmi eux souffrent de lésions internes. Mais beaucoup ont des difficultés à nager, parce que leurs nageoires pectorales ont été cassées ou se sont déboîtées. Ils vont et viennent au hasard et respirent particulièrement fort. Certains sombrent pour ne jamais remonter.
31 Janvier 2004 :
Les bateaux ne sont pas sortis aujourd’hui.
1er Février 2004 :
Les embarcations partent à 6h25 et vers 9h30 ramènent entre 7 et 10 dauphins dans le lagon. Nous ne pouvons pas déterminer de quelle espèce il s’agit.
Plusieurs dresseurs s’affairent autour des dauphins récemment capturés. Ils leur lancent des poissons. Mais les dauphins ne les prennent pas. Ils sont traumatisés. Cela prendra du temps avant qu’ils acceptent la nourriture.
2 Février 2004 :
Nous parvenons à lire le logo « marine park staff » (équipe du parc marin). Mais à par cela nous n’avons pas d’indications concernant l’identité des delphinariums impliqués dans les sélections de dauphins.
Les animaux capturés n’acceptent toujours pas de s’alimenter.
3 Février 2004 :
Les bateaux partent à 6h30. A 8h, ils conduisent entre 5 à 7 dauphins dans le lagon. Ce pourrait être des dauphins de Risso. Mais les chasseurs n’en n’ont pas encore fini. Ils repartent et finissent pas ramener une nouvelle bande de cétacés. Là encore, ce pourrait être des dauphins de Risso. En une seule journée, une vingtaine de dauphins ont été capturés.
4 Février 2004 :
Les dauphins de Risso attrappés hier sont abattus tôt ce matin.
Les chasseurs quittent à nouveau le port à 7h et à midi, ils ramènent une nouvelle bande de dauphins d’environ 15 à 25 membres. Là encore ce sont des dauphins de Risso.
5 Février 2004 :
Les dauphins capturés hier ont été tués et débités à partir de 7h. Cette fois-ci nous surprenons les chasseurs et voyons de grands morceaux de viande de dauphin éparpillés sur le sol de béton. Au moins 6 animaux gisent sur le sol, le sang coulant de leurs cadavres mutilés.
Tandis qu’ils étaient dans les eaux peu profondes et que les chasseurs commençaient à les poignarder à coups de crochets et de couteaux, ils entendaient les cris des autres membres de leurs groupes.
Les femelles ont vu leurs petits mourir dans une agonie atroce, et bien qu’elles auraient voulu les protéger, tout ce qu’elles pouvaient faire était de regarder et attendre leur tour.